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vendredi 22 juillet 2011

Le belcanto
Qu’en ont fait les enseignants ?

Isabel Balmori
Rennes : PU de Rennes (2021)

À l’instar de beaucoup de ses collègues cantatrices et chanteurs, la contralto Nathalie Stutzmann estime que le recueil des Arie antiche est « comme une bible pour les jeunes chanteurs » (Stuzmann, 2017). Publié par Parisotti à la fin du XIXe siècle, ce recueil ouvre un monde à celles et ceux qui commencent l’étude du chant. Maîtrise du souffle, travail sur la résonance, conduite de la phrase, homogénéisation des registres, legato, détaché, ornementation, travail sur le texte, recherche d’expressions et de contrastes : aucun de ces paramètres n’est dûment mentionné dans l’ouvrage. Pourtant, ces essentiels du travail vocal sont présents, même s’ils restent discrets. C’est dans le cadre de la leçon de chant qu’ils vont émerger, grâce à l’action des professeur.e.s.
Les caractéristiques d’un document à vocation pédagogique et l’analyse de ce que professeur.e.s de chant et élèves sont susceptibles d’exploiter, c’est le terrain favori d’Isabel Balmori. Ce terrain, Balmori l’a arpenté durant plus de deux décennies. Ce qui l’a amenée à recenser, découvrir et analyser des sources historiques très nombreuses, toutes relatives à l’enseignement du chant : recueils, traités, articles, lettres, plans d’études, règlements de conservatoires, textes politiques, contrats d’engagement, témoignages d’élèves, récits de voyage, (auto) biographies (dont les souvenirs de Duprez, 1880), romans à clef… Parmi 186 références, la bibliographie mentionne une centaine de documents antérieurs à 1900, le plus ancien étant un ensemble de lettres de Giovanni-Camilo Maffei de 1562 – un discours sur la voix et sur la manière de se présenter sans maître (Maffei, 1562).
Mais au lieu de placer cette masse de sources dans une perspective musicologique, Balmori l’a analysée d’un point de vue didactique. Son objectif ? Mettre en évidence les caractéristiques des dispositifs et milieux didactiques dont on retrouve des indices dans ces sources. C’est le regard tourné vers le contexte politique des données recueillies, mais aussi vers les injonctions sociales du moment à l’égard des processus de formation, ou encore vers les prescriptions institutionnelles qui ont servi de cadres à des pratiques de transmission de ce qu’on nomme aujourd’hui « le chant classique » qu’elle a analysé le corpus qu’elle a recueilli. Avec une inconnue dans l’équation historique à résoudre : la nature caractéristique des pratiques d’enseignement du passé.

Pas un livre de musicologie
C’est pourquoi Balmori accorde une importance primordiale au faire, c’est-à-dire à l’action enseignante, aux méthodes employées, aux exercices proposés aux élèves, aux moyens mis en œuvre pour mettre en voix des partitions ou pour produire des effets vocaux. Cette action enseignante telle qu’elle peut être dégagée de textes anciens est située dans la perspective de différentes traditions de la vocalité savante : en France, en Italie, dans des contextes institutionnels ou privés, en enseignement individuel, de groupe ou mutuel (qui fait l’objet du chapitre IX), ayant fait école ou non… S’appuyant sur une quarantaine de traités, méthodes, manuels, guides du chanteur, recueil d’exercices et cahier d’exemples – dont une douzaine de titres se référant à un Art du chant –, l’auteure attire notre regard sur les logiques sous-jacentes de cette abondante production. Archives ou sources révélatrices ? C’est tout l’enjeu de la démarche que de traiter ces documents avec une précaution épistémologique propre à « les faire parler » de pratiques passées.
Et si les outils de l’historienne ont servi cette cause, c’est notamment pour éviter les pièges des anachronismes ou les déductions hâtives. De fait, l’analyse de ces données est d’autant plus délicate que l’ouvrage embrasse une période très large : entre 1639 et 1950. La mémoire pourrait certes être convoquée pour saisir des caractéristiques didactiques de pratiques de la seconde moitié du XXe siècle. Mais, pour des temps plus reculés et si l’on souhaite appréhender le mode de construction d’une expertise de cantatrice et de chanteur dans un contexte donné, il est nécessaire de recourir à d’autres procédés.
Intitulé Le belcanto. Qu’en ont fait les enseignants ?, l’ouvrage (Balmori, 2021) ne s’appesantit pas sur les multiples précautions méthodologiques prises pour cerner son sujet et parvenir à reconstruire des dispositifs d’enseignement. La lectrice ou le lecteur intéressé. e trouvera celles-ci dans la thèse de doctorat qui l’a précédé (Balmori, 2016) [1].
Un des modes de pistage du faire caractéristique de l’auteure consiste à placer l’enseignement au croisement de plusieurs sources. Par exemple, l’évolution de l’enseignement du chant en France au plus fort de la querelle des Bouffons fait l’objet du chapitre V. Pour donner corps à cette mutation des pratiques et à l’introduction de toutes sortes de nouveautés (dont les agilités) dans la formation des cantatrices, l’opposition entre la manière des Italiens et la manière des Français au XVIIIe siècle prend notamment appui sur Castil-Blaze (1855), et sur Quicherat (1867). Sur le premier, pour avoir un aperçu de la transformation des pratiques de formation des cantatrices en France, et sur le second, pour la résistance farouche des institutions françaises à la tradition vocale italienne, en particulier à sa veine comique. Pourquoi Castil-Blaze, par exemple ? Pour trois raisons : « les premiers maîtres de chant enseignant la tradition italienne » à Paris « sont des femmes qui enseignent en privé » ; « du fait que les femmes ne laissent pas d’écrits imprimés, nous n’avons que trop peu de renseignements sur leurs pratiques de transmission » et « Castil-Blaze » (1855) est un des rares auteurs à s’intéresser à leur enseignement » (Balmori, 2021 : 97).
D’une manière générale, l’ensemble du corpus est appréhendé de manière critique. Puisqu’il s’agit de sources hétérogènes et qu’il ne peut y avoir de sources directes sur des pratiques disparues, cette approche critique est indispensable.

L’originalité du livre, entr’aperçue à travers quelques exemples
Partant du constat que c’est la déduction-reconstruction des pratiques d’enseignement qui fait l’originalité de ce livre, la lecture confrontera à des exemples surprenants. Ainsi, trente ans après la parution de la Méthode du Conservatoire de Musique [de Paris] (1803), les contenus de cet ouvrage sont déjà critiqués. Ils font même l’objet de révisions, en dépit du fait que ces contenus étaient censés garantir la transmission d’une tradition « authentique », fixée au début du XIXe siècle. Une tradition qui était consignée pour en assurer la pérennité.
Néanmoins, même à l’intérieur du Conservatoire de Paris, la remise en question de la Méthode a ses adeptes. Le professeur De Garaudé « critique (en 1835) la « difficulté » des Solfèges de la Méthode de 1803. Pourtant, cette difficulté ne dérangeait pas les enseignants plus anciens. Nous déduisons que les musiciens changent leurs pratiques de lecture et n’osent plus modifier l’écrit pour l’adapter au niveau et aux particularités des élèves : les pièces deviennent dès lors difficiles à chanter » (Balmori, 2021 : 183).
Comment cette déduction est-elle possible ? Elle s’appuie notamment sur des recommandations pédagogiques écrites à la même période, des témoignages, un récit pédagogique sur l’enseignement de Garcia père (Santa Cruz, 1838) ou sur des extraits d’un livre de Stendhal (1824). Des sources particulièrement éloquentes quant à une mutation en cours. Celle-ci porte sur le rapport à la partition et à ce qu’on appellerait aujourd’hui l’interprétation – qui n’est pas encore un phénomène identifié comme tel et n’entre pas dans les conceptions relatives au métier de chanteur dans les années 1830. Balmori nous rappelle que cette notion n’a de sens que dans une forme très particulière de respect à l’écrit, face à une composition jugée achevée. Alors qu’au début du XIXe siècle, la cantatrice et le chanteur avaient encore un rôle à jouer dans l’élaboration même de l’œuvre chantée – plus précisément dans la phase finale de cette élaboration. Le tournant des années 1830 s’avère donc particulier. Il est notamment pris par Rossini, lorsque celui-ci décide de fixer les variations de la ligne mélodique d’un air par écrit – après avoir fait l’expérience d’embellissements ajoutés par le castrat Velutti, sous lesquels il ne reconnaissait plus la partie qu’il avait composée.

Le découplage de la technique respiratoire, du solfège et du répertoire
Entre le musico, qui chante, s’accompagne, utilise l’écrit – mais sans cette notion de respect scrupuleux du texte qui s’est imposée au cours du XIXe siècle –, et la cantatrice ou le chanteur de la seconde moitié du XIXe siècle, il y a un monde ! En 1679, « le volume de la voix ne semble pas – comme de nos jours – une capacité à développer, mais, au contraire, les « bonnes voix » sont priées de modérer l’élan et de chanter avec plus de délicatesse. Le goût du jour est à l’ornement et au chant du détail, plus faciles à réaliser avec des « petites » voix (Balmori, 2021 : 92).
En 1847, Garcia fils publie un Traité complet de l’art du chant. Il se plaint des méfaits pédagogiques dus à l’introduction d’une nouvelle discipline : le solfège. De son point de vue, le développement complet de la voix doit être confié à un maître de chant qui respecte cette logique développementale et conduit les progrès de ses élèves, en ayant « recours à la messa di voce, au portamento, au trillo, au groppolo, aux diminutioni, etc. » (Garcia fils, 1847, cité par Balmori, 2021 : 207). Et le fait de confier l’enseignement du solfège à un autre maître comporte, en soi, des risques de pratiques vocales vicieuses…
Et déjà, il regrette de ne pouvoir étudier l’enseignement dispensé aux XVIIe et XVIIIe siècles, dans des écoles qu’il juge particulièrement fécondes et riches en brillants résultats ! Aurait-il trouvé, dans ces modèles du passé, de quoi étayer ses choix pédagogiques, qui l’amenaient à préférer des airs italiens à des vocalises, comme base de l’étude du chant pour des débutants ? C’est possible. Mais déjà, la « technique » était pour lui dissociable de l’expression. Ses choix de contenus d’enseignement témoignent d’une acceptation d’héritage, en même temps que de la nécessité d’honorer la vocalité en prenant ses distances avec le langage parlé – les voyelles prenant la teinte correspondante à la passion exprimée.
Les pédagogues du XXIe siècle connaissent le découplage pédagogique entre connaissance scientifique de l’appareil vocal, technique vocale, formation solfégique, pratique du chant choral, formation de soliste, culture musicale et apprentissage d’un instrument harmonique accompagnateur comme une réalité institutionnelle. Ces pédagogues font leur possible pour que le développement des élèves n’en souffre pas et multiplient tentatives pour harmoniser les différentes préconisations, prescriptions et influences sur le développement des élèves de chant. Entre définition des contenus d’enseignement, focale sur les origines des pratiques, traçabilité des esthétiques et analyse de différents Arts du chant, tous inscrits dans des contextes qui ont quelque chose à nous dire, le livre de Balmori offre moult perspectives.

Isabelle MILI
Université de Genève (IUFE)
Didactique des arts et du mouvements

Références bibliographiques

Castil-Blaze (1855) L’académie impériale de Musique, histoire littéraire, musicale, chorégraphique, pittoresque, morale, critique, facétieuse, politique et galante de ce théâtre de 1645 à 1855, t. I. Paris : Castil-Blaze, rue Buffault, 9.
Duprez G. (1880) Souvenirs d’un chanteur. Paris : Calmann-Lévy.
Garcia Manuel fils (1847) Traité complet de l’art du chant. Paris : Heugel
Maffei G.-C. (1562) Delle lettere del Signor G.C.M. da Solofra libri due : dove tra gli altri bellissimi pensieri di Filosofi e di Medicina v’è un discorso della voce e del modo d’apparar di garganta senza Maestro. Naples : Raymundo Amato.
Martin-Balmori I. (2016) Didactique du belcanto : approche épistémologique des contenus d’enseignement et des pratiques de transmission. Université de Genève. Thèse.
 [2]
Santa Cruz Y Cardenas De Jaruco Maria de las Mercedes (1838) Les loisirs d’une femme du monde, par la Comtesse Merlin, t. I. Paris : Librairie de Ladvocat et Compe, Libraire du Prince Royal.
Stutzmann N. (2017) Interview réalisée lors de la sortie de l’enregistrement du CD « Quella Fiamma » — Arie Antiche (Parisotti)
 [3]
(La déclaration : « It’s like a bible for young singers » peut être entendue à 0 :59)

Spirale – Revue de Recherches en Éducation – 2021 N° 68 (149-152)


[2doi : 10.13097/archive-ouverte/unige : 88094