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lundi 31 décembre 2012

L’éducation en tension(s)
Bruno Poucet, Joël Bisault, Antoine Kattar et Alain Maillard (dir.)
Arras : Artois Presses Université (2021)

L’ouvrage dirigé par Bruno Poucet, Joël Bisault, Antoine Kattar et Alain Maillard résulte de travaux menés de longue date au sein du Centre amiénois de recherche en éducation et formation (CAREFEA 4697). Trente-cinq chercheurs concernés par le projet de penser l’objet éducation dans toute sa complexité et de montrer les multiples tensions qui le traversent aujourd’hui avaient présenté, au cours de deux journées d’études les 19 et 20 novembre 2015, un aspect de leur activité de recherche en lien avec cette thématique centrale, sous la coordination d’André Robert. Reprenant ici un certain nombre de ces travaux, l’ouvrage réactualise en quelque sorte, les débats qui avaient marqué le projet initial des (re) fondateurs universitaires des sciences de l’éducation dans les années 1960 autour de Gaston Mialaret.
Le livre traite d’un problème central, sans éluder les tensions intellectuelles possibles entre des approches diverses qui tentent de réaliser une certaine convergence au carrefour de plusieurs disciplines : l’éducation dans la pluralité de ses significations, des différents angles sous lesquels on peut l’aborder et des tensions qu’elle connaît, et qui sont ancrées le plus souvent dans une histoire philosophique. C’est dans cet esprit que l’ouvrage a entrepris d’interroger les configurations épistémiques qui rassemblent ou différencient ses contributeurs.
L’ensemble est organisé en quatre parties : (1) « Tension(s) entre le local, le national et le global ? », (2) « Tension(s) dans la transmission des savoirs ?, (3) « Tensions dedans/dehors » et (4) « Tension(s) épistémique(s) ».
La première partie réunit les contributions de Jean-Louis Yerima Banga (« Les programmes d’ajustement structurel et l’éducation en Centrafrique »), de Sarah Croché (« Les nouvelles techniques de management d’homo academicus »), d’Ismaïl Ferhat (« Quand la gestion des tensions échappe à l’école ? L’exemple de l’affaire du « foulard » à Creil en 1989 »), de Julien Cahon (« Des tensions multiformes entre communes et État dans les années 1970 ») et d’Alain Maillard (« L’enseignement en accélération »). Elle examine les tensions qui existent aujourd’hui entre les réalités locales de terrain, c’est-à-dire circonscrites à un territoire limité, les réalités induites par les politiques nationales et les réalités internationales qui les encadrent, pour traiter des questions suivantes : en quoi l’approche globalisée des politiques éducatives et les prescriptions dont sont porteuses les évaluations internationales sont-elles susceptibles de normaliser voire d’homogénéiser les politiques éducatives nationales ? Quelle autonomie peut-on attribuer au caractère national et local des politiques éducatives ? Quelle fonction l’histoire de ces institutions et de ces systèmes locaux et nationaux joue-t-elle dans les réformes et dans les résistances que suscitent les injonctions nationales et internationales ?
Les tensions en éducation sont donc d’emblée pensées en termes d’échelles de grandeur, en considérant la complexité des relations entre le local, le national et le global. Ainsi, dans l’affaire dite du « foulard » à Creil en 1989, dont traite Ismaïl Ferhat, le contexte international et national, avec la révolution islamique en Iran, la fatwa contre Salman Rushdie, le retrait de la loi Savary sur l’enseignement privé, l’affaire de la Marianne voilée, joue un rôle indéniable que relance le contexte local, à savoir les mutations socioéconomiques qui affectent la ville et même, à l’échelon micro-local, la nomination d’un chef d’établissement scolaire. Cependant, il est remarquable que le local, à partir d’un problème circonscrit, conduit à une évolution de la politique nationale allant jusqu’à provoquer un tournant dans l’histoire de la laïcité en France.
Si les tensions entre différentes échelles territoriales ne sont pas le propre des temps actuels, on peut bien parler, avec Alain Maillard, d’une forme d’accélération dans la période récente. Du côté du temps long, on pourrait citer l’invention de la forme scolaire dans l’Europe latine au XVIe siècle, dont Jean-Baptiste de La Salle fut le théoricien un siècle plus tard, et qui a conquis, selon Guy Vincent, non seulement l’Occident moderne, mais des pays aussi éloignés que la Chine. Plus près de nous, à la charnière des XIXe et XXe siècles, la question de l’obligation scolaire est posée un peu partout en Europe, comme le fut celle de la mixité dans l’après-deuxième guerre mondiale. Ces convergences ont abouti au point où, en Europe, aujourd’hui, le principe d’une école obligatoire destinée à favoriser les chances de tous les élèves devant l’instruction et devant l’insertion professionnelle et sociale, en fonction des goûts et des capacités de chacune et de chacun, paraît être une évidence pour nombre de citoyens. Il est en effet admis que l’école poursuit deux missions et que ces deux missions sont placées sous l’impérieuse nécessité de la justice : doter chacune et chacun des connaissances indispensables à la vie dans nos sociétés et préparer les individus à assumer des fonctions spécialisées, ou, pour faire plus court, fonction d’intégration et fonction de différenciation. Mais ces convergences de surface masquent des tensions plus récentes et une accélération dans les modalités d’imposition des standards internationaux aux systèmes éducatifs nationaux : aucune politique nationale, et au-dessous d’elle régionale ou communale, ne peut échapper à l’emprise de standards internationalement diffusés, voire imposés, par le biais notamment d’organisations internationales. La production de données quantifiées servant de base à des référentiels et à la mise en place d’instruments d’action publique n’est pas pour rien dans cette accélération et dans le développement de « nouvelles techniques de management d’homo academicus » (Sarah Croché).
La deuxième partie de l’ouvrage s’intéresse aux tensions qui affectent la transmission des savoirs. Elle est constituée des contributions de Lydie Laroque (« Tensions autour de la littérature de jeunesse comme objet scolaire »), de Roselyne Le Bourgeois-Viron (« Un forum témoin des tensions qui traversent le métier d’enseignant à 1’école élémentaire »), de Céline Chanoine (« Explorer le monde des objets en maternelle : comment dépasser la tension entre approches disciplinaire et développementale ? »), de Maryse Decayeux-Cuvillier (« Tensions entre « utilitaire et pratique » et « éducatif » dans l’enseignement mathématique à 1’école primaire » et de Brigitte Frelat-Kahn (« Quelques figures de la transmission »).
Les tensions traitées dans cette partie ne sont pas seulement épistémiques, elles sont aussi politiques et elles ont souvent une longue histoire, ce dont témoignent les relations problématiques entre « culturel » et « utilitaire », qui ont traversé maintes réformes du système éducatif français, si bien qu’elles apparaissent constitutives des savoirs scolaires. Elles alimentent de nombreux débats d’hier et d’aujourd’hui : quels types de finalité donner aux savoirs à transmettre ? Faut-il privilégier une formation directement opérationnelle ? Quels savoirs est-il légitime d’enseigner ? Quelles sont les modalités de transmission légitimes, au regard des finalités ? La forme scolaire elle-même naquit d’une de ces tensions, une tension politique qui apparut entre les formes médiévales de l’apprentissage par ouï-dire et par voir-faire, intégrées à l’environnement social et économique de proximité, et l’émergence d’une autorité monarchique de plus en plus centralisée mais éloignée de la vie locale, qui aurait favorisé une forme sociale scripturale d’éducation plus adéquate à l’exercice de son pouvoir.
À l’époque contemporaine, sous d’autres traits, la tension entre formation du citoyen et insertion professionnelle des jeunes menacés de marginalisation sociale repose la question du sens de l’éducation scolaire et de ses liens avec l’activité économique et l’intégration sociale. Ce sont des questions clefs pour les formateurs en instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation mais également pour tout chercheur qui pratique l’enseignement.
Si le mouvement de balancier semble avoir penché, dans les sociétés modernes, vers la formation au détriment de la transmission, le détail d’une opposition entre « utilitaire et pratique » et « éducatif » dans l’enseignement mathématique en primaire, au tournant des XIXe et XXe siècles, proposé par Maryse Decayeux-Cuvillier, l’illustre par un objet inattendu, ce qui montre que par-delà les configurations historiques successives et leurs carac — térisations propres, aucun curriculum n’a jamais été dénué de contradictions. Ces tensions concernent beaucoup d’enseignants aux prises avec les difficultés qui affectent l’idée même de la transmission, les condamnant aux compromis locaux et aux bricolages pédagogiques. Toutefois, certaines modalités pédagogiques, à propos de certains objets, permettent de dépasser cette « crise de la transmission », non sans tensions et incertitudes. Ainsi la littérature de jeunesse étudiée par Lydie Laroque, qui est encore confrontée à la question de sa légitimité, a toutefois conquis sa place dans les programmes. Et selon Roselyne Le Bourgeois-Viron, c’est encore la professionnalité enseignante qui est à l’œuvre à l’école maternelle pour surmonter les tensions liées à toute situation didactique, dans les phases de transition entre collectif et individuel et celle du passage de la manipulation au langage.
La troisième partie de l’ouvrage, qui réunit les articles de Lucie Mougenot (« Le renforcement des inégalités entre les élèves par la prédominance du sport en EPS ») et d’Émile-Henri Riard (« Projet et tensions dans la transmission à l’adolescence »), opère une focalisation sur l’individu, confronté à des injonctions paradoxales qui retentissent sur son identité professionnelle et sur son psychisme. Au niveau psychique, il s’agit d’aborder les liens entre la réalité psychique et la réalité externe pour les sujets (enseignants et élèves). Au niveau des institutions, on interroge la possibilité de jeter des ponts entre le dedans (l’intériorité des personnes que sont les élèves, leur réceptivité aux apprentissages, leur sensibilité, leur rapport aux adultes, leur inconscient, leur représentation du monde et des valeurs de la nouvelle humanité) et le dehors (l’institution scolaire, les programmes, les enseignants, les parents), par exemple à travers les tiers lieux de la ville et du quartier. L’EPS, abordée par Lucie Mougenot, qui mobilise les ressources corporelles et mentales des individus, est au cœur de ces tensions mais aussi de la création de ces liens. Au niveau des politiques éducatives, on cherche à repérer des liens entre l’inclusion versus l’exclusion et les transformations en cours de la société, notamment à l’âge de l’adolescence, « point d’articulation de générations » (Émile-Henri Riard, p. 177).
Enfin, la quatrième partie, constituée des travaux d’Anne Delbrayelle (« L’étude de la langue à l’école : quelles tensions ? »), de Delphine Hermès (« Didactiques, pédagogies et transmissions des savoirs »), de Christine Berzin (« Du laboratoire au terrain. Tensions entre questions éducatives et recherches en psychologie »), d’Alain Panero (« Les enjeux de la transmission chez Bergson ») et d’Isabelle Nédélec-Trohel (« Le jeu à l’école. Situation et jeu d’apprentissage »), interroge les tensions qui traversent les activités de recherche et les pratiques des chercheurs. Plusieurs questions sont soulevées : à quelles conditions les systèmes éducatifs peuvent-ils être mis en comparaison ? Doit-on reconnaître la domination d’un seul modèle ? Doit-on faire place à une approche de type anthropologique ? Quels types de rapports établir entre didactiques, questions pédagogiques et transmission des savoirs ? En quel sens les études psychologiques contribuent-elles à éclairer les questions éducatives ?
Toute cette partie peut se lire comme un plaidoyer en faveur des approches multiréférentielles de la complexité par les sciences de l’éducation. Au cœur de la pluralité des disciplines convoquées, Christine Berzin montre que la psychologie, elle-même pluridisciplinaire – individuelle, sociale, clinique des apprentissages – apparaît comme une ressource épistémique pour éclairer les tensions présentes dans la complexité de l’action éducative, chez les éducateurs comme chez les éduqués. Le refus de la relation entre le laboratoire et le terrain sous la forme applicationniste ouvre en outre une voie heuristique pour comprendre comment le terrain génère ainsi des tensions à son tour. Alain Panero soulève un apparent paradoxe dans la pensée de Bergson, conformiste à propos de la transmission des humanités par l’école et par ailleurs novateur dans les nombreuses approches épistémologiques qu’on lui doit. Or ce paradoxe recouvre la question qui travaille tout système scolaire massifié et à volonté démocratique, dans la mesure où il met en évidence la tension (qu’aborde également Anne Delbrayelle à propos de l’étude de la langue française à l’école), entre l’acquisition des codes culturels légitimes à leur plus haut niveau d’exigence, qui entraîne cependant une forme d’élitisme, et la diffusion à tous les élèves de la maîtrise du langage, au cœur même d’une culture de masse.
Au total, comme le souligne André Robert (p. 250), dans son texte conclusif intitulé « Envoi », l’ouvrage permet de ne pas esquiver la tension qui oppose « d’un côté les partisans d’une conception qui revendique la juxtaposition de disciplines contributives bien distinctes contribuant chacune avec sa spécificité à éclairer tel ou tel aspect du phénomène éducatif, et d’un autre côté les tenants d’une conception revendiquant la multiréférencialité, l’intégration dans la personne d’un seul et même chercheur de plusieurs approches disciplinaires entremêlées, conduisant à un « polyglottisme scientifique » (Ardoino) réputé nécessaire pour atteindre la complexité du fait éducatif ».
Au terme de la lecture de ce livre important qui est au cœur de l’actualité des Sciences de l’éducation et de la formation et dont la densité est aussi remarquable que la cohérence dans sa diversité même, il apparaît que c’est bien la posture de la multiréférencialité que les auteurs promeuvent. Sous cet angle, l’ouvrage espère contribuer à mettre les sciences de l’éducation et de la formation en capacité d’embrasser la diversité des situations éducatives et la multiplicité des tensions qui les traversent.

Bruno GARNIER
Université de Corse Pascal Paoli
UMR CNRS LISA 6240

Spirale – Revue de Recherches en Éducation – 2023 N° 71 (107-110)