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vendredi 28 janvier 2000

De la difficulté d’enseigner Permanences et mutations de la fin du XVIIe siècle à nos jours Condette Jean-François (dir.) Villeneuve d’Ascq : PU du Septentrion (2023)

Le sujet de cet ouvrage, la difficulté d’enseigner, revêt une douloureuse acuité au regard de la récente et tragique actualité, l’assassinat de Dominique Bernard, professeur à Arras, le 13 octobre 2023, qui succède à l’attaque terroriste du 16 octobre 2020 qui a coûté la vie à Samuel Paty, professeur d’histoire au collège de Conflans-Sainte-Honorine. Ces drames illustrent au degré le plus extrême, la vulnérabilité des enseignants. Le terme « vulnérabilité » est central dans ce livre et se décline au pluriel, recouvrant des vulnérabilités enseignantes plurielles et évolutives, vécues dans l’enseignement primaire ou secondaire. Tout le champ lexical de « vulnérabilité » est mobilisé au travers des termes « fragilité », « difficulté », « épreuve », « souffrance », « blessure ».
Quinze chapitres, écrits par dix-huit contributeurs, explorent ce champ, d’un point de vue historique mais aussi sociologique, sur la longue durée des XIXe et XXIe siècles. L’analyse montre que si certaines difficultés anciennes ont presque disparu (tutelle politique, précarité matérielle, notamment), d’autres, pédagogiques, disciplinaires ou didactiques perdurent. Les évolutions sociétales et institutionnelles, le contexte socio-politique les amplifient ou, au contraire, les atténuent. Le livre s’articule autour de trois parties : la première consacrée aux vulnérabilités matérielles, politiques et culturelles, la seconde s’intéresse au versant pédagogique et la dernière se pose la question des fragilités d’aujourd’hui.
Jean-François Condette, directeur de l’ouvrage, écrit la longue introduction (pp. 9-63) qui constitue un véritable condensé fouillé d’histoire des enseignants et du système éducatif. Il définit les différentes facettes des vulnérabilités enseignantes, à la lumière des travaux historiques et sociologiques, des documents d’archives et des « tableaux d’école » (Poyet & Guitard-Morel, 2018). Il donne l’objectif poursuivi : « mettre en perspective et rendre plus intelligibles ces vulnérabilités » (p. 13) et « analyser les raisons et les signes de ces fragilités mais aussi en étudier la gestion et les possibles remédiations » (p. 12).
L’introduction permet de survoler la pluralité des vulnérabilités enseignantes depuis le XVIIIe siècle, de les contextualiser, en mobilisant différentes sources : l’Archive (notamment les dossiers de carrière), l’arsenal législatif, des enquêtes et entretiens, des témoignages d’enseignants et des souvenirs d’école. Les travaux scientifiques sont convoqués pour analyser les différentes « épreuves » (Barrère, 2017) subies par les enseignants et la souffrance (Lantheaume & Hélou, 2008) qu’elles provoquent. L’ouvrage ne verse pas dans le pessimisme puisque chaque auteur s’attache à dessiner des pistes de remédiations et, comme le souligne Jean-François Condette (p. 62), un autre ouvrage est possible sur le bonheur d’enseigner.
Dans le premier chapitre (p. 67), Côme Simien s’intéresse aux maîtres d’école au tournant des Lumières et de la Révolution (1750-1802). Pour lui, la notion de vulnérabilité, qu’il appréhende au prisme de la philosophie et de l’anthropologie, est « une clef de lecture particulièrement efficace pour comprendre la position des enseignants élémentaires de l’époque moderne » (p. 69). Il démontre, en effet, la dépendance locale des instituteurs de zone rurale qui sont inféodés aux notables pour négocier une part de leur salaire et sont dépendants des aléas de la fréquentation scolaire. L’« empreinte domestique » pèse sur les fonctions du maître d’école de village. Leurs collègues de zone urbaine, eux, subissent les effets des formes de « concurrences multiples » (p. 105). Côme Simien décrit quelques stratégies pour atténuer ces vulnérabilités et tenter d’instiller du collectif (p. 77 ; p. 94).
Nous restons à l’école primaire, avec la contribution suivante (Chapitre 2, p. 107), en Bretagne de 1830 à 1850. Michel Chalopin inventorie les multiples vulnérabilités, exacerbées en zone rurale, de l’instituteur laïque déconsidéré socialement, bridé politiquement, soumis au clergé local, dépendant de la précarité matérielle et des aléas du calendrier local. En pays breton, le problème linguistique s’ajoute à ce triste tableau. De timides progrès s’annoncent dans les années 1880.
Nous retournons au début du XIXe siècle au chapitre 3 (p. 129) qui explore les vulnérabilités politiques des enseignants. Celles-ci sont détaillées, dans leur contexte de 1802 à 1939, par Jean-François Condette. Même si des atténuations sont lisibles après 1880, et surtout après 1925, de nombreuses « affaires » émaillent les dossiers de carrière des enseignants, « serviteurs contraints du politique » (p. 184). Ces derniers conquièrent difficilement leurs droits de citoyen et les plus militants d’entre eux paient leur engagement au prix de sanctions allant jusqu’aux peines de prison.
Dans le chapitre 5 (p. 203), Yves Verneuil se penche sur la période Mai 1968. Il démarre sa contribution sur une citation du doyen de la faculté des lettres de Nanterre (Le Monde, 20 septembre 1968) qui remet sa démission, en dénonçant des actes qu’il considère comme très graves : « suppression de fait de la liberté d’expression à l’intérieur de la Faculté, mépris affiché de la culture, pratique constante d’une intolérance agressive ». L’auteur se focalise ensuite sur l’enseignement secondaire et montre comment les événements de mai-juin 1968 ont déstabilisé nombre d’enseignants. Les syndicats conservateurs, comme le SNALC, dénoncent les désordres lycéens et rejettent les réformes décidées par Edgar Faure (p. 210). Les conseils de classe cristallisent le mécontentement des enseignants qui ne supportent pas de siéger aux côtés des parents d’élèves et des délégués des élèves (p. 213). La contestation pédagogique dont les enseignants font l’objet trouve, en fait, son origine dans la crise de la relation pédagogique. La position du SNALC s’avère emblématique d’une vision conservatrice pérenne qui considère Mai 1968 comme cause de l’ébranlement de l’autorité enseignante.
Dans cette première partie « Vulnérabilités matérielles, politiques et culturelles », Stéphane Lembré réduit la focale en analysant les fins de carrière des enseignants des écoles d’arts et métiers au XIXe siècle, au prisme des dossiers du personnel d’une cinquantaine d’enseignants (Chapitre 4, p. 187). Les évaluations rédigées par les inspecteurs révèlent les vulnérabilités professionnelles mais aussi sanitaires vécues par ces enseignants, en fin de carrière, exerçant dans un contexte très spécifique.
Une image (p. 229) tirée de L’assiette au beurre de juin 1903, montrant un vieil instituteur dépassé, ouvre la seconde partie, qui regroupe cinq chapitres, s’intéressant aux vulnérabilités pédagogiques. La couverture du livre offre une caricature, issue du même magazine satirique, croquant le maître d’école « Caporal de la IIIe République ».
Véronique Parouty (Chapitre 6, p. 231) étudie cette figure, en se centrant sur la Charente-Inférieure, au prisme des rapports d’inspection. L’image mythique du « hussard noir » (Péguy, 1913) se craquelle par la mise au jour de leur fragilité. Les trajectoires ne sont pas uniformes et sont loin d’être linéaires : des aléas de la vie ponctuent le déroulement des carrières alors que l’institution elle-même met parfois à mal des instituteurs ou des institutrices incapables pour certains d’appliquer les conseils et de s’approprier l’esprit des orientations ministérielles (p. 263).
Bruno Poucet (Chapitre 7, p. 265) s’intéresse aux professeurs de philosophie, « emblématiques du secondaire » (p. 266), particulièrement exposés car « au centre du jeu dans les lycées », dans les années 1850-1940. Il explore, chronologiquement, trois types de vulnérabilités, institutionnelles, pédagogiques et professionnelles, en croisant les sources : emprunt au Conseil supérieur de l’Instruction Publique, dossiers de carrière et presse pédagogique. Il convoque également la littérature pour donner un exemple de chahut. Face aux fragilités sociales et pédagogiques, les professeurs s’organisent et résistent soit de façon corporatiste, soit de façon intellectuelle (p. 379). La fin de la seconde guerre mondiale scelle la fin d’un certain âge d’or et ouvre une période de grande vulnérabilité (p. 286)
Loukia Efthymiou (chapitre 9, p. 309) s’intéresse, elle aussi, aux professeurs de l’enseignement secondaire public, sur la période 1881-1945, au prisme du genre. Elle étudie ce corps professoral féminin à partir de sources écrites institutionnelles, législatives, et de témoignages et trente-sept entretiens. Elle définit les traits propres à cette catégorie : l’organisation structurelle de l’enseignement secondaire féminin, l’isolement, le célibat, le sacrifice dans un système empreint de paternalisme. Ces spécificités, partagées avec d’autres catégories de personnel féminin de la même période comme les surveillantes générales (Focquenoy, 2021), constituent des sources de vulnérabilités qui s’estompent sans totalement disparaître, à l’aube du XXe siècle. Dans les années 1960-1970, émerge timidement un nouveau modèle d’enseignante qui jongle entre carrière et vie privée.
Au XIXe siècle, face aux enseignants, proviseurs et censeurs tentent d’affirmer leur rôle pédagogique, injonction institutionnelle. Yanick Clavé (Chapitre 8, p. 287) questionne la légitimité de cette attribution aux yeux des enseignants. Ces derniers tendent à cantonner leurs supérieurs hiérarchiques dans la sphère disciplinaire et administrative, et à leur réclamer protection et soutien face aux parents. La difficile affirmation de l’autorité pédagogique du chef d’établissement repose, en partie, sur le contexte local, la personnalité du proviseur et ses titres académiques.
Le dernier chapitre de cette seconde partie s’éloigne de la problématique centrale du livre et dissèque les « heurs et malheurs des activités d’éveil » dans les années 1960-1980 (Chapitre 10, p. 331). Pierre Kahn se livre à une analyse documentée de cette réforme d’Olivier Guichard et de la rupture imposée à l’enseignement primaire en 1969, mais le chapitre illustre davantage la difficulté de réformer l’école (Prost, 2013) que les vulnérabilités enseignantes.
L’actualité rappelle cruellement les « nouvelles fragilités » enseignantes, objet de la troisième partie de l’ouvrage. Ismaël Ferhat (chapitre 11, p. 365) consacre son étude au sujet crucial de la laïcité scolaire, principe républicain émancipateur qui met les enseignants en difficulté voire en danger. Les articles de presse mettent, régulièrement, en exergue ce problème au cœur d’une question sociale vive. Citons, par exemple le journal Le Monde qui titrait, le 16 octobre 2021, « Les difficultés des professeurs face à l’enseignement de la laïcité », ou encore « Les professeurs mettent en œuvre une dizaine de stratégies sur les sujets liés à la laïcité ou aux discriminations » (édition du 21 novembre 2023). Françoise Lantheaume et Sébastien Urbanski, qui ont coordonné l’ouvrage Laïcité, discriminations, racisme. Les professionnels de l’éducation à l’épreuve (2023), ont mené une enquête durant près de cinq ans dans plus d’une centaine d’établissements scolaires, et ont observé les logiques d’action collectives et personnelles des professionnels face aux événements du quotidien où s’expriment les tensions liées à la laïcité, aux discriminations ou au racisme. Ismaël Ferhat replace la laïcité dans son contexte historique et institutionnel, analyse les craintes qu’elle suscite, en particulier dans certains territoires, et examine les vulnérabilités perçues du métier d’enseignant du fait des atteintes au principe de la laïcité dans les salles de classe. L’auteur montre, clairement, « le basculement de lecture du principe laïque en vulnérabilité enseignante » (p. 380) à l’œuvre bien au-delà de l’École.
Christine Dalbert-Lebrun (chapitre 12, p. 381) apporte son regard d’inspecteur d’académie-inspecteur pédagogique régional (IA-IPR) en relatant son expérience professionnelle. Elle insiste sur le cadre particulier de la classe, « véritable caisse de résonance, qui amplifie réussites et/ou échecs, favorisant souvent une forme de réticence ou de réserve face aux changements » (p. 389), et développe les vulnérabilités, composites et évolutives, personnelles ou structurelles, au fil de la carrière des enseignants.
Un autre institutionnel contribue à l’ouvrage, Aziz Jellab, inspecteur général de l’Éducation, du Sport et de la Recherche (IGESR) sociologue qui se focalise sur la relation des professeurs de lycée professionnel (PLP) aux élèves. Le sous-titre du chapitre (chapitre 13, p. 413) résume son analyse : « Des épreuves en miroir ou les paradoxes d’un métier en quête de légitimité ». L’auteur est un fin connaisseur du lycée professionnel (LP) auquel il a consacré de nombreux travaux et dont il valorise les réussites, notamment dans son livre Enseigner et étudier en lycée professionnel aujourd’hui : éclairage sociologique pour une pédagogie réussie (2017). Aziz Jellab rappelle ici la place particulière occupée par le LP dans la hiérarchie des classements scolaires et son histoire, les profils des PLP et les défis pédagogiques et didactiques que ces derniers relèvent au quotidien. Il postule que la « proximité de condition » entre les PLP et leurs élèves qui crée un « effet de miroir » est constitutive du travail des enseignants.
Le quatorzième chapitre (p. 451), écrit à quatre mains (Joigneaux et al.), interroge la vulnérabilité des professeurs des écoles en début de carrière, dans son versant le plus subjectif. Les quatre auteurs analysent la violence symbolique infligée aux enseignants qui subissent une délégitimation de leur statut et compétences, dans un contexte de New Public Management.
Le dernier chapitre (p. 467) s’intéresse aux élèves de maternelle et aux vulnérabilités enseignantes face au « sale boulot » (Hughes, 1996) de gestion des troubles de comportement des élèves. L’enquête réalisée par Rachel Gasparini met en lumière le difficile travail de « renormalisation des conduites scolaires indésirables » (p. 467), exacerbé par le huis-clos de la classe, source de vulnérabilités et de fragilités dans la relation avec les professionnels du secteur médico-social.
Jean-François Condette rédige la conclusion, au titre percutant « Agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude » (p. 491), emprunté à Philippe Perrenoud (1996). Il réalise une synthèse articulée autour de six axes qui laisse le débat ouvert et propice aux travaux scientifiques ultérieurs :
1. Des vulnérabilités politiques en déclin pour les enseignants ?
2. Les vulnérabilités matérielles des enseignants : une amélioration progressive
3. Les vulnérabilités pédagogiques : des difficultés constantes et en croissance ?
4. Les temporalités fuyantes des vulnérabilités enseignantes
5. Les vulnérabilités institutionnelles : l’importance majeure des contextes
6. Vulnérabilités détectées, vulnérabilités surmontées : les remédiations possibles

Les vulnérabilités apparaissent dans l’essence même du métier d’enseignant car « enseigner demeure une profession qui est d’abord un métier de relations et qui est soumis à une forte variabilité des contextes et à des multiples imprévus qu’il faut être capable de gérer » (p. 520).
Ce livre dense présente un intérêt indéniable pour les chercheurs, historiens et sociologues, mais aussi pour les enseignants et leurs formateurs, les institutionnels et les étudiants (qui y trouveront un condensé de l’histoire du système éducatif). Il devrait aussi éclairer les décideurs politiques qui pourraient s’inspirer des pistes pour former, protéger et accompagner les enseignants, acteurs essentiels mais vulnérables, de notre République.

Christine FOCQUENOY SIMONNET
CREHS, université d’Artois
CIREL, université de Lille

Références bibliographiques

Barrère A. (2017) Au cœur des malaises enseignants. Paris : Armand Colin.
Focquenoy Simonnet C. (2021) Les surveillants généraux (1847-1970). Entre figures littéraires et profils historiques. Villeneuve d’Ascq : PU du Septentrion.
Hughes E. (1996) Le regard sociologique. Paris : Éditions de l’EHESS.
Jellab A. (2017) Enseigner et étudier en lycée professionnel aujourd’hui : éclairage sociologique pour une pédagogie réussie. Paris : L’Harmattan.
Lantheaume F. & Hélou C. (2008) La souffrance des enseignants. Paris : PUF.
Lantheaume F. & Urbanski S. (dir.) (2023) Laïcité, discriminations, racisme. Les professionnels de l’éducation à l’épreuve. Lyon : PU de Lyon.
Péguy C. (1913) L’argent. Paris : Éditeur Cahiers de la quinzaine.
Perrenoud P. (1996) Enseigner, agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude. Paris : ESF.
Poyet T. & Guitard-Morel J. (2018) Tableaux d’école. Paris : Éditions Orizons.
Prost A. (2013) Du changement dans l’école. Les réformes de l’éducation de 1936 à nos jours. Paris : Seuil.

Spirale – Revue de Recherches en Éducation – 2024 N° 73 (254-258)