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vendredi 17 janvier 2025

« Apprentissages et formes de réversibilités des vulnérabilités en contexte éducatif pluriel » – Spirale 75 (2025)

Sommaire

PRÉSENTATION

Dans le langage des sciences humaines et sociales comme dans celui des politiques publiques, le terme vulnérabilité s’applique à des réalités et à des thématiques multiples. Génard voit dans cette montée en puissance du vocabulaire de la vulnérabilité une « transformation des coordonnées anthropologiques, c’est-à-dire des grilles interprétatives à partir desquelles se construisent les représentations de l’humain » (Génard, 2009 : 28). La vulnérabilité occupe aujourd’hui le champ de l’anthropologie (Naepels, 2019), de la sociologie (Paugam, 2000), de la socio-histoire (Brodiez-Dolino, 2016), de la philosophie morale et politique (Honneth, 2000). Lorsque l’on interroge les contextes dans lesquels s’exprime la vulnérabilité, nous pensons en premier lieu à notre condition humaine, à notre finitude. La vulnérabilité est le résultat visible et concret de toute fragilité humaine. Cette vulnérabilité ontologique (Bogna, 2014) peut toutefois être accentuée par les vulnérabilités sociales et politiques au travers de processus de disqualification, de désaffiliation ou de stigmatisation (Garrau, 2018), susceptibles de mettre à mal l’intégrité physique, psychologique ou affective des personnes mais aussi leur sentiment de citoyenneté. Ceci d’autant plus dans un contexte sociétal où l’individualisme tient une place saillante dans lequel chacun détiendrait la clé de son autonomie et de sa réussite. Le rôle de l’action publique consisterait alors à donner les moyens aux personnes de restaurer « ce gouvernement de soi » (Milburn, 2013). La vulnérabilité tend à devenir une affaire de responsabilité individuelle où le citoyen bénéficiaire de l’action publique est un sujet entrepreneur, capable de faire face à son destin et de mobiliser ses ressources propres. Cette approche est questionnée par les théories du care (Tronto, 2009) et de la société inclusive, dans lesquelles la vulnérabilité est pensée comme fondamentalement relationnelle, mettant l’accent sur l’interdépendance. Ces relations peuvent toutefois s’inscrire dans des rapports sociaux asymétriques qui sont liés tant au pouvoir politique, institutionnel et éducatif qu’à son usage (Butler et al., 2016). Ainsi les vulnérabilités varient en fonction des ressources, de la perception et du sentiment que l’on s’en fait, du pouvoir d’agir des protagonistes tout autant que du contexte sociopolitique (Goodin, 1985). C’est en cela que nous parlons de situations de vulnérabilité, ancrant leur caractère dynamique.
Dans la recherche en Sciences de l’éducation et de la formation, ce concept entre en résonance avec le statut des savoirs et de leur développement dans un processus d’accompagnement. Bien que pris dans des situations de vulnérabilités multiples, les acteurs font néanmoins preuve d’agentivité et élaborent des savoirs (formels, pratiques, sensibles…) liés à leurs différentes expériences. Pour autant, ces acquis d’expériences ne sont pas toujours reconnus ou valorisés. Le champ du savoir peut en effet être dessiné par des rapports de pouvoir au sein desquels certains savoirs sont privilégiés alors que d’autres sont délégitimés. Ces inégalités épistémiques sont à mettre en lien avec les inégalités sociales (Godrie & Dos Santos, 2017 ; Fricker, 2007). La voix des personnes vulnérables n’est souvent pas entendue ou prise en compte par le corps social et politique. Accorder toute leur place aux savoirs expérientiels (Dewey, 1968) est alors une condition fondamentale de la démocratie épistémique (Medina, 2013). Comment, dès lors, traduire ces expériences vécues des « vulnérables », des « exclus », en savoirs valorisés ? Quelle(s) place(s) leur donner dans l’accompagnement des personnes ? De quelle(s) manière(s) les concepts de savoirs « transformateurs » (Taylor & Cranton, 2012), de « situations d’apprentissage informel » (Brougère, 2019), de « savoirs sensibles en santé » (Baeza, 2023) ou encore des « savoirs sociaux » (Wenger, 2006), nous invitent à réfléchir à l’émergence de nouveaux savoirs à partir desquels il serait possible de déconstruire les rapports d’assujettissement ?
Dans ce numéro, nous nous sommes tout particulièrement interrogées sur les chemins que prennent les personnes pour réussir à dépasser ou à amoindrir une ou plusieurs situations de vulnérabilités, ainsi qu’aux dispositifs d’accompagnement et de formation (Biasin, 2024 ; Pagoni & Fisher, 2020). Notre hypothèse de travail est la suivante : si certains évènements de la vie peuvent nous rendre vulnérables, les sentiments et/ou les situations de vulnérabilités peuvent aussi être réversibles (Canguilhem, 1966-2009). Dans son sens historique, nous entendons la réversibilité « comme un phénomène, une transformation, un processus […] ; c’est le résultat d’un caractère d’une chose dont le sens peut être renversé […] (Rey, 1992/2000 : 3236). Pouvons-nous aller jusqu’à parler de « pédagogie de la vulnérabilité » visant à susciter « un changement social positif et favorable à la collectivité » (Mc Hugh, 2015 : 138), de manière à faciliter les discours et les actions des personnes avec leur condition d’humanité ? Comment, dès lors, favoriser l’engagement dans l’action, l’empowerment (Ninacs, 2008) et par là-même améliorer les conditions de vie (agir sur soi, avec la communauté et influer le changement dans les organisations) ? La finalité d’une telle réflexion vise la transformation individuelle, collective et sociale. Elle concerne tant les publics usagers en situations de vulnérabilités (socio-économique, environnementale, sanitaire, éducative, existentielle…) que les professionnels des métiers de la relation à autrui et les chercheurs confrontés à ces situations.
C’est dans ce cadre de réflexion que les dix-huit auteurs-chercheurs ont contribué à ce numéro thématique, qui rend compte de la variété des savoirs de vulnérabilité, d’innovation et de créativité, observées et/ou narrés ; de dispositifs d’accompagnement et de formation offrant l’occasion de mettre en mots les vécus ; des postures des chercheurs face aux situations de vulnérabilités partagées par les acteurs ; et enfin de sa dimension pédagogique.
Ainsi les articles de Clarissa Figueira et de Cécile Fontaine portent principalement sur les modalités d’élaboration et de déclinaisons des savoirs de vulnérabilité et de résistance. Clarissa Figueira aborde les conditions d’émergence de ces savoirs au sein de pratiques collectives d’économies populaires dans trois collectifs français et brésiliens. Elle montre en quoi les espaces collectifs peuvent être potentiellement des outils renforçant les processus d’invisibilisation liés au paradigme de l’exclusion. La vulnérabilité deviendrait alors une potentialité à condition que les acteurs se mobilisent autour d’un jeu d’adéquation identitaire par la valorisation collective, en tant qu’agents culturels historiques, économiques, écologiques ou politiques. Cécile Fontaine s’intéresse à la notion du prendre soin d’un proche hospitalisé qualifié d’« agent de rétablissement et de réhabilitation » dans le système public de santé brésilien et de ses conséquences pour le duo patient/agent. À partir d’une enquête ethnographique menée au sein l’hôpital public d’une ville du sud-est brésilien, l’auteure a pu étudier, à partir des différentes tâches, savoirs expérientiels et ressources mobilisées par les accompagnants, que la présence de ces proches aidants peut certes participer à la réduction de la vulnérabilité du patient mais aussi augmenter les vulnérabilités de l’accompagnant.
Hervé Breton, Erika Leonard, Frédéric Moussion et Marie Stoecklin Burr se sont pour leur part interrogés sur les dispositifs éducatifs ou de recherche pouvant rendre visibles les vulnérabilités. Quels en sont les obstacles, les facilitations, les déterminants et les transferts possibles ? L’article d’Hervé Breton montre comment un dispositif peut être à la fois de recherche et de formation pour soutenir l’émergence des savoirs expérientiels de personnes souffrants de maladie chronique, à partir d’entretiens micro-phénoménologiques. A rebours de la configuration herméneutique du récit, la finalité est de revenir à un régime descriptif, en mettant en mots les dimensions incarnées et perceptives du vécu de vulnérabilité et en donnant accès à d’autres manières de le voir et de le raconter. L’article d’Erika Leonard, Frédéric Moussion et Marie Stoecklin Burr est une discussion basée sur trois cas mettant en évidence le construit de l’insécurité biographique. Il s’agit ici de relier à partir de l’expérience de la vulnérabilité, le rapport à l’écart entre le vécu biographique et le vécu existentiel. Les auteurs proposent une approche considérant l’insécurité, avec ses caractéristiques et ses incidences sur la vie des individus, à la fois comme un état et comme le moteur d’un pouvoir d’agir permettant à l’individu de faire face à sa vulnérabilité.
Cécile Lacote-Coquereau et Julia Midelet ont porté leur attention sur le vécu du chercheur confronté à la vulnérabilité d’Autrui. Le chercheur accepte-t-il de se dire affecté ? Quelles en sont les conséquences sur sa construction de l’objet de recherche et sa posture, lorsqu’il se fait « la voix » des publics dits vulnérables ? La contribution de Cécile Lacôte-Coquereau porte sur les enjeux éthiques et épistémologiques majeurs de la silenciation d’un public autiste aux vulnérabilités multiples. Selon l’auteure, ce type de rencontre et le constat des iniquités éducatives interrogent profondément le positionnement éthique et épistémologique du chercheur. Cela l’invite à une certaine humilité épistémique, à se départir de ses certitudes pour s’enquérir des savoirs tacites, assignés à liminalité, socialement invisibles. La posture du chercheur doit donc partir du nœud du subjectif, c’est-à-dire d’une éthique de l’altérité qui implique nécessairement une prise en compte de l’Autre, distinct de soi-même, dans ses différences, ses aspirations, sa fragilité, sa capabilité. Les propos de Julia Midelet entrent en résonance avec l’auteure précédente. Elle part de trois événements où des jeunes à la communication entravée « prennent la parole » sur leur vécu et le regard qu’ils portent sur leur parcours de formation passé et à venir. Ces moments que nous pourrions qualifier d’épiphaniques ont été révélés lors d’entretiens biographiques de recherche. La chercheure en a été affectée au point d’enclencher toute une réflexion sur les effets des instruments et des modalités de recueil des données, sur les relations entre narrateurs et chercheure et in fine sur sa posture de chercheure.
Enfin, les quatre derniers articles se penchent sur la dimension formatrice de la vulnérabilité. Quelles seraient les conditions, les cadres épistémologiques et les pratiques qui permettraient d’en dessiner les contours et les limites ? De quelles valeurs épistémologiques, éducatives et émancipatrices serait-elle porteuse ? Une pédagogie dite « sensible » pour Elatiana Razafimandimbimanana et Véronique Fillol qui proposent d’explorer la dimension formatrice de la vulnérabilité en repensant les liens entre formation et historicisation auprès d’étudiants dans un contexte post-colonial. L’enjeu consiste à changer de regard sur celles et ceux construits comme « vulnérables », dans une société marquée par la silenciation de leurs voix, en prenant en compte leurs besoins narratifs, de reconnaissance symbolique et en réhabilitant leur statut de sujet épistémique. Les étudiants sont alors invités à se voir, dans leurs autobiographies et autoportraits, comme « des héritiers ». Une « pédagogie de la résonance » pour Marion Martinez dans le cas des Mineurs Non Accompagnés, pour qui il s’agit de (re)construire une identité de soi mise à mal par des ruptures biographiques, des expériences de privation ou de perte. Comment dès lors redevenir auteur de sa vie, se (re)construire une identité et retrouver une agentivité ? Les ateliers d’écriture biographique redonnent ici la parole à celles et ceux qui n’y ont pas accès, les engageant dans une dynamique dialogique, réflexive, capacitante et émancipatrice. Une pédagogie qui peut transformer et une écologie plus juste des savoirs pour Charlotte Gregoreski, Cristina Teodorescu, Laure Lienard, Sylvie Desailly, Émilie Duvivier et Camille Darnaud lorsqu’ils facilitent la conversion des savoirs expérientiels et par là même bousculent les rapports de domination au sein de l’intervention sociale pour des adultes ayant vécu l’expérience de la vulnérabilité. Dans le cadre d’un projet expérimental, l’environnement capacitant et l’accompagnement adapté aux individus ont permis, d’une part, des formes de réversibilités telles que la reprise de confiance et en ses capacités à apprendre malgré des expériences dévalorisantes, d’autre part, la transformation de l’expérience de l’exclusion en un atout professionnel, afin de lutter contre les représentations discriminantes dans le travail social. Enfin, une « pédagogie de la vulnérabilité » nommée en tant que telle par Christophe Point, qui pose les enjeux de la théorisation en éducation à l’éthique comme pilier de la mise en œuvre d’une pédagogie de la vulnérabilité en contexte d’échanges entre personne enseignante et élèves/étudiants. Il dessine les contours d’un tel dispositif à partir de la philosophie pragmatiste de l’éducation. Une des conditions majeures de son exercice est alors de réussir à sortir de la tendance de moralisation de la vulnérabilité pour développer « une compétence éthique » dans un dialogue authentique et respectueux de l’autre.

Carole BAEZA
CEPED-IRD (UMR 196)
Université Sorbonne Paris Nord
Cécile FONTAINE
CIREL-Profeor (ULR 4354)
Université de Lille
Chiara BIASIN
Université de Padoue

Bibliographie

Baeza C. (2023) Apprendre du sensible. Paris : Connaissances et Savoirs.
Biasin C. (2024) « Per una pedagogia della vulnerabilità : proposte e condizioni dell’accompagnamento formativo » – in : C. Biasin (ed.) Costruire inclusione sociale e cooperare per il benessere delle comunità (113-128). Milano : FrancoAngeli.
https://www.researchgate.net/public...
Borgna E. (2014) La fragilità che è in noi. Torino : Einaudi.
Brodiez-Dolino A. (2016) Le concept de vulnérabilité. La Vie des idées.
https://laviedesidees.fr/Le-concept...
Brougères G. (2019) « Apprentissages informels » – in : C. Delory-Momberger (éd.) Vocabulaire des histoires de vie et de la recherche biographique (22-25). Toulouse : Érès.
Butler J., Gambetti Z. & Sabsay L. (eds.) (2016) Vulnerability in Resistance. Durham/London : Duke UP.
Canguilhem G. (1966-2009) Le normal et le pathologique. Paris : PUF.
Dewey J. (1968) Expérience et éducation. Paris : Armand Colin.
Fricker M. (2007) Epistemic Injustice : Power and the Ethics of Knowing. Oxford : Oxford UP.
Garrau M. (2018) Politique de vulnérabilité. Paris : CNRS.
Génard J.-L. (2009) « Une réflexion sur l’anthropologie de la fragilité, de la vulnérabilité et de la souffrance » – in : T. Périlleux et J. Cultiaux (éds.) Destins politiques de la souffrance (27-45).Toulouse : Érès.
Godri B. & Dos Santos M. (2017) « Présentation : inégalités sociales, production des savoirs et de l’ignorance » – Sociologie et Sociétés 49, 1 (7-31).
https://doi.org/10.7202/1042804ar
Goodin R. (1985) Protecting the Vulnerable. A Reanalysis of Our Special Responsibilities. Chicago : University of Chicago Press.
Honneth A. (1992/2000) La lutte pour la reconnaissance. Paris : Cerf.
Wenger E. (2006) Comunità di pratica. Apprendimento, significato, identità. Milano : Raffaello Cortina.
Mc Hugh N. (2015) The Limits of Knowledge : Generating Pragmatist Feminist Cases for Situated Knowing. Albany : SUNY Press.
Medina J. (2013) The epistemology of resistance. Gender and Racial Oppression, Epistemic Injustice, and Resistant Imaginations. Oxford : Oxford UP.
Milburn P. (2013) « La catégorie de vulnérabilité et la question sociale ou le ressort d’une nouvelle gouvernementalité » – in : M. Bresson, V. Géronimi et N. Pottier (éds.) Vulnérabilité : questions de recherches en sciences sociales (165-176). Fribourg : Académie Presses de Fribourg.
Ninacs W. A.(2008) Empowerment et intervention. Développement de la capacité et de la solidarité. Laval : PU Laval.
Paugam S. (1991/2000) La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté. Paris : PUF.
Pagoni M., Fischer S. (2020) « Développer l’autonomie pour faire face aux vulnérabilités ? Le cas de l’accompagnement au Conseil en Évolution Professionnelle à Pôle Emploi » – Éducation et Socialisation - Les cahiers du CERFEE 57.
https://doi.org/10.4000/edso.12368
Rey A. (1992/2000) Dictionnaire historique de la langue française. Paris : Le Robert.
Taylor E., Cranton P. (ed.) (2012) Handbook of Transformative Learning. San Francisco : Jossey-Bass.
Tronto J. (2009) Un monde vulnérable. Pour une pratique du care. Paris : La Découverte.

Spirale - Revue de Recherches en Éducation – 2025 N° 75 (3-8)